Régulation corporelle

            Les enfants qui arrivent à l’Antenne sont souvent très perturbés dans leur rapport au corps. Certains enfants font état d’un trop-plein d’énergie, une jubilation envahissante qu’ils ne parviennent pas à contrôler : untel sautille en permanence en riant aux éclats, tel autre ne cesse de courir dans les bâtiments en hurlant. D’autres enfants par contre font état d’un manque d’énergie, d’élan et pourraient rester assis pendant des heures, silencieux sur une chaise si nous n’intervenions pas. D’autres enfants encore oscillent durant la journée ou durant une même activité entre un trop-plein et un manque d’élan.
            Toutefois, il convient de relever que des comportements qui peuvent nous sembler chaotiques ou sans règle, sont déjà parfois une façon singulière pour l’enfant de composer un équilibre minimal et de pouvoir y faire avec son corps. À l’Antenne, nous ne comparons donc pas les comportements des enfants entre eux (où certains s’y prendraient mieux que d’autres pour canaliser l’excitation corporelle), mais nous tentons de situer, au cas par cas, ce que chaque enfant met en place pour réguler ce qui fait problème au niveau de son corps.

           À cet effet, nous recourons à une double stratégie :

Soutenir ce qui favorise la régulation corporelle

           Nous veillons à accueillir et soutenir le style de l’enfant dans son rapport au corps : sa façon d’être, de se tenir, de se déplacer, investissant peu (hypostimulation), beaucoup (hyperstimulation), ou d’une façon inhabituelle le corps ou des zones corporelles particulières.
 
Rémy[1] était en permanence en mouvement. Durant les récréations, il ne cessait de circuler, de pièce en pièce, dans un rythme corporel très cadencé, en suivant des trajets particuliers. À d’autres moments, il était assis à une table, pour dessiner imperturbablement et à toute vitesse des lignes et des lignes de cercles sur une feuille avec un bic. Encore à d’autres moments, il réalisait des séquences sonores et gestuelles complexes en manipulant certains objets.
L’hypothèse clinique qui a orienté les premiers mois de travail avec Rémy était que, chez cet enfant-là, le besoin de mouvement, aussi frénétique qu’il pouvait être n’était pas désorganisé, mais au contraire répondait à une certaine logique : il participait à une « auto-organisation » de l’espace et du temps dans l’institution. Comme si, faute de pouvoir s’ajuster aux repères spatio-temporels communs, il avait construit ses propres repères, que nous avons, dans un premier temps, respectés : avant de viser un changement, nous avons veillé à accueillir sa façon d’être, tout en mouvement. Même si elle impliquait que l’enfant soit au départ très peu en relation avec nous, nous avons aménagé les activités en fonction de sa particularité, cette nécessité d’être en mouvement. Par exemple, nous avons proposé un certain nombre d’activités sportives ou extérieures, plus compatibles avec sa façon d’être. Et en outre, plutôt que l’obliger à s’asseoir sur une chaise en classe pour suivre les apprentissages (ce qui était vécu très difficilement par lui), nous lui proposions du matériel qu’il avait l’habitude d’utiliser assis (feuilles, crayons et feutres de couleur, tampons). Cette façon de procéder lui a permis de trouver sa place et ainsi de se familiariser avec le local où se déroulaient les apprentissages, tout en respectant sa particularité.
 
Malik oscillait constamment entre deux états : soit il réalisait ses actions au ralenti (lorsqu’il se déplaçait dans l’institution ou lors des activités proposées), voire pouvait rester parfois immobile durant plusieurs minutes ; soit il était très excité, sautillant et riant aux éclats, lorsqu’il manipulait de façon stéréotypée une locomotive en plastique, ou encore lorsqu’il regardait certains dessins animés, ou enfin lorsqu’il suivait certains enfants dans l’institution. Il pouvait passer d’un état à l’autre sans transition.
L’hypothèse clinique, élaborée en équipe durant les réunions d’équipe, qui a orienté les premiers mois du travail avec Malik était qu’il avait besoin d’une sorte de « moteur » extérieur pour être animé. L’excitation très forte et qui semblait désorganisée était une façon d’être en relation, avec quelque chose ou quelqu’un qui comptait pour lui. Être en présence de certains objets, personnages ou enfants particuliers était la condition pour pouvoir être en mouvement.
Plutôt que de l’empêcher d’être en présence de ce qui suscitait une excitation corporelle massive (et qui limitait très fortement les possibilités d’interaction et d’apprentissage), nous avons soutenu, dans un premier temps, les façons particulières que Malik avait trouvées pour pouvoir s’animer, en proposant des activités centrées sur ce qui le « mobilisait » dans la vie (par exemple les véhicules en plastique, les dessins animés). Une fois que Malik fut intéressé et mobilisé par nos offres d’activité, nous avons pu lui proposer dans un second temps des activités pédagogiques adaptées à ses centres d’intérêt.
 

Contrecarrer ce qui fragilise la régulation corporelle

           Nous veillons également à contrecarrer, faire barrage à ce qui fragilise l’enfant au niveau du corps (atteintes corporelles ; exigences pulsionnelles — nourriture, autoagression, etc.).
            La tendance à l’autorégulation corporelle peut être troublée de deux façons :
(1) un élément extérieur vient perturber l’effort de l’enfant pour s’autoréguler. Prenons la situation d’un enfant qui trouve un moyen de se réguler en manipulant un objet spécifique. Si un autre enfant vient lui arracher cet objet des mains, cela mettra en péril l’effort d’autorégulation. Dans ce cas, nous ferons entendre à l’enfant que nous le soutenons dans cette autorégulation, en prenant soin de rechercher l’objet perdu.
(2) un élément intérieur vient perturber l’effort de l’enfant pour s’autoréguler. En effet, c’est une spécificité de la psychanalyse de concevoir que le sujet peut être attiré par le contraire de ce qui lui permettrait d’aller vers un mieux-être. Chez l’enfant autiste, cela peut mener à des conséquences importantes qu’il est nécessaire de prendre en compte. Par exemple, si un enfant trouve à s’apaiser en se procurant une sensation au niveau de la main (en se mordant) lors de situations difficiles, la réitération fréquente des morsures peut blesser la peau et faire souffrir l’enfant. Ou encore, un enfant dont la seule activité qui le calme est de manger peut être en difficulté s’il ne parvient pas à s’arrêter de manger.
 
           Il convient de noter qu’il n’est pas toujours aisé de discerner un acte qui vise une régulation corporelle d’un acte qui trouble cette autorégulation, car la limite entre les deux n’est pas toujours claire. Il est donc nécessaire de chercher des façons de faire front à ce qui va dans le sens opposé d’un mieux-être de l’enfant, que l’élément perturbateur soit extérieur ou intérieur.
 
Steve réalise des parcours répétitifs qui ont toujours la même forme : il cherche à se mettre en hauteur (par exemple debout sur une table ou un muret) et saute, puis, recommence. Cette activité répétée de nombreuses fois sur la journée à des endroits différents a une fonction importante pour lui, car dès que l’on en empêche, il crie, pleure et y retourne. Toutefois, elle est également dangereuse, car il peut se blesser en retombant, ce qui ne l’arrête pas. Notre travail est donc de soutenir l’importance de ces explorations dans l’espace tout en garantissant son intégrité corporelle. Par exemple, si un intervenant lui indique que cette activité est trop dangereuse et place une balle au-dessus de la table, Steve va être très intéressé de reproduire le même circuit avec la balle, plutôt qu’avec son corps : il la lance en observant attentivement la trajectoire de celle-ci durant sa chute et ses rebondissements. Dans le local de psychomotricité, un autre intervenant va construire un parcours spécialement conçu pour lui, en l’encourageant à le parcourir et en lui indiquant que celui-ci est moins dangereux pour lui.
 
Durant les repas, Maxime est attiré par la nourriture à tel point qu’il ne peut résister à plonger ses mains dans l’assiette de ses voisins et essayer de se resservir jusqu’à ce que les plats soient vides. Une façon de le soulager de cette impérieuse nécessité est de lui proposer de manger un peu à l’écart, dans un espace délimité, en veillant à ce que les casseroles ne soient plus visibles. Ces attentions de notre part ont été un passage nécessaire qui lui a permis d’être un peu plus serein lors des repas.
 
 

[1] Tous les prénoms cités dans le document sont des noms d’emprunt.